Propos recueillis par Karima Alilatene
Dans cet entretien, Abdelrahmi Bessaha nous livre son appréciation de l’évolution macroéconomique du pays. Avec méthodologie pragmatique, il dissèque la situation économique et tous les chiffres produits et invite les opérateurs algériens à saisir les potentiels de croissance possibles au niveau des échanges commerciaux, des secteurs bancaires et des assurances, mais à condition, avertit-il, de se doter de stratégies claires de pénétration de marchés, déjà fortement investis, de disposer de produits attractifs pour les consommateurs africains et surtout d’adopter des méthodes de gestion modernes afin de se tenir prêts à affronter la concurrence internationale.
Votre position de juin 2020 sur le recours possible au FMI dans deux ans n’a pas vraiment changé depuis. Vous mentionnez, toutefois, qu’il y a une marge de manœuvre si de sérieuses réformes sont entreprises…
Abdelrahmi Bessaha : Votre question est importante dans la mesure où l’analyse macroéconomique ne consiste pas uniquement à évaluer le passé, mais également à projeter une trajectoire à court et moyen termes de l’économie du pays pour permettre aux décideurs d’influencer le cours des évènements, en prenant les mesures idoines. Par rapport à juin 2020, rien n’a changé dans mon appréciation de l’évolution macroéconomique du pays, sinon que la pandémie continuera de peser lourdement sur la santé de la population et de l’économie algérienne. Dans ce contexte, en m’appuyant sur des hypothèses réalistes pour 2020 et 2021 et tablant sur des importations annuelles de $32 milliards, des recettes d’exportation de $16 milliards, des services et revenus nets de $9 milliards, des transferts d’environ $3 milliards et autres flux au titre du compte capital de $1 milliard, le solde global de la balance des paiements fera apparaître un déficit d’environ $20 milliards annuellement. Avec des réserves internationales de change s’élevant à environ $53,5 milliards de dollars à fin juin 2020 (et environ $45 milliards à fin septembre 2020), le financement des déficits de la balance des paiements projetés pour 2020 et 2021 se fera par des tirages sur les réserves internationales de change du pays qui passeraient ainsi de $63,8 milliards à fin 2019 à $43,8 milliards à fin 2020 et $23,8 milliards en 2021. Ces ordres de grandeur suggèrent un niveau de réserves internationales de change inadéquat pour 2022, dont les besoins seront en moyenne de 35 milliards de dollars. Un écart de ressources qui pourrait déclencher une crise de change qui risque de nous contraindre à demander l’appui des bailleurs de fonds.
Vous avez salué la réaction de la Banque d’Algérie face à la crise de liquidité que vit notre pays depuis avril, en revanche, vous considérez que cela est en deçà de ce qu’exige la situation ; estimez-vous que ces mesures risquent d’être de nul effet ?
Votre question a deux volets. Analysons d’abord le problème. Premièrement, la pénurie de liquidité est apparue en plein jour en avril 2020 au niveau du système postal qui joue un rôle important dans la fourniture de services financiers à des segments de la population, particulièrement susceptibles d’être exclus du système bancaire du pays. Vous comprenez, donc, qu’une telle pénurie peut avoir des conséquences économiques et sociales importantes. Deuxièmement, pourquoi la pénurie ? A travers son réseau CCP, la Poste gère, entre autres, les salaires des fonctionnaires et les pensions de nombreux retraités. La Poste dispose d’un compte auprès de la Trésorerie principale qui est alimenté, d’un côté, par le Trésor pour ce qui est des salaires des fonctionnaires et, d’un autre côté, les Caisses de retraite pour ce qui est des pensions. Dans la mesure où les Caisses de retraite sont déficitaires, in fine, le Trésor prend en charge le versement des retraites. La pénurie de numéraire au niveau de la Poste reflète l’incapacité du Trésor à alimenter le compte de la Poste en raison du solde négatif de ce même Trésor du fait de tensions sur les recettes fiscales, causées par le climat ambiant de récession économique. En parallèle, la Banque d’Algérie (BA) subit, de son côté, un problème de liquidité vu l’absence de demande de crédit (en raison de la récession) et, donc, l’absence de création monétaire. En conséquence, nous avons une pénurie de numéraire, des tensions sur les recettes fiscales et une absence de demande de crédit qui pèse sur la création de la liquidité bancaire. La complexité et la nature systémique de la pénurie de liquidité ont été, certes, reconnues par les autorités mais tardivement car le pays ne dispose pas d’un cadre de gestion des crises de liquidité systémique. L’existence d’un tel cadre aurait permis d’opter dès avril pour un prêt relais de la part de la BA au Trésor pour faire face à la pénurie. Au lieu de cela, chaque intervenant a opéré de son côté :
– les responsables du réseau postal ont mis en place des restrictions qui ne feront qu’entretenir une certaine tension et exacerber le mouvement de thésaurisation des liquidités et aggraver, in fine, la pénurie ;
– l’Exécutif, de son côté, a fait adopter par la représentation nationale une Loi de finances complémentaire pour 2020 contenant un stimulus fiscal de 70 milliards de dinars, soit 0,36% du PIB, largement insuffisant pour permettre aux ménages et entreprises de résister aux effets dévastateurs de la pandémie ;
– la BA a adopté des mesures de façon tardive afin de peser sur la disponibilité de liquidité excédentaire des banques.
Ces mesures sont insuffisantes à ce stade. Il faut faire plus pour affronter cette crise systémique de liquidité, en particulier :
– le renforcement par les autorités monétaires (la BA) de leurs interventions pour accroître l’offre de liquidité des institutions financières et non financières (prêt direct,facilités de financement régulières au niveau de la BA) ;
– l’adoption par les autorités financières d’un second plan de relance budgétaire dans le contexte d’une seconde LFC 2020 afin d’injecter au moins 200 milliards de dinars (1% du PIB) pour augmenter les dépenses de santé publique et soutenir les travailleurs et les entreprises et, in fine, la demande et l’offre globales ;
– le développement d’une communication précise et factuelle en direction du public.
Certains think tanks avancent des propositions de réformes fiscales pour une relance économique…
Du fait de la prépondérance du pétrole dans la composition des recettes et le financement des dépenses, la politique budgétaire algérienne est difficile à conduire et à contrôler. Le choc pétrolier de 2014 et de mars 2020 ainsi que la récente pandémie de la Covid-19 ont fait ressortir un certain nombre de vulnérabilités, notamment la viabilité des finances publiques compte tenu de la durée de vie des ressources pétrolières et du besoin de consolidation budgétaire, la faiblesse des recettes fiscales, le poids de certaines dépenses courantes, l’inefficience des depenses en capital et la structure inadéquate de financement du déficit budgétaire.
Premièrement, la viabilité des finances publiques est illustrée par le déficit hors pétrole à fin 2019 qui est estimé à 23,8% du PIB hors pétrole, alors que la norme est de 10% compte tenu de la durée de ses ressources en hydrocarbures. Deuxièmement, pour ce qui est des recettes fiscales, elles sont un problème du fait de leur niveau et de leur source. A fin 2019, le ratio recettes fiscales (hors pétrole)/PIB hors pétrole est de 17,5% du PIB, soit 3 points de pourcentage en deçà du potentiel fiscal du pays. En second lieu, l’examen de la structure des recettes fiscales fait ressortir que la part des impôts directs est de 45%. Cela veut dire que l’effort est davantage fiscalisé que la consommation. Les causes directes de ce faible niveau des recettes fiscales sont au nombre de trois : Primo, une politique fiscale inadéquate (avec des taux et des assiettes qui ne se prêtent pas adéquatement à la promotion de la croissance) ; secundo, des avantages fiscaux généreux et inadéquats qui coûtent à l’Etat environ 1.000 milliards de dinars annuellement ; tercio, une administration fiscale et douanière rongée par la corruption et qui est inefficace (vu leur faiblesse de recouvrement, les coûts administratifs sont élevés, soit 2,5-3%, par rapport à 1% en France et 0,5% aux États-Unis et en Suède). Troisièmement, les dépenses courantes ont une structure dominée à 91% par la masse salariale et les subventions et transferts (lesquels sont d’ailleurs mal ciblés et inopérants). Quatrièmement, concernant les dépenses en capital, leur efficience est faible au regard de 5 indicateurs-clé, notamment : le ratio output/capital (ratio de 8 pour 1 alors que la norme est de 3 pour 1) ; le multiplicateur de dépenses en capital qui montre que l’investissement public ne permet de réaliser que 40% de son potentiel ; le taux de qualité des infrastructures (autre indicateur robuste) qui se situe à 76%, impliquant une marge d’amélioration potentielle de 24 % ; (iv) les surcoûts ; et les retards dans l’achèvement des projets (environ 24 mois). Cinquièmement, la structure de financement du déficit budgétaire est inadéquate car elle n’établit pas un équilibre entre le besoin de croissance et la nécessité de maintenir des finances publiques saines. La politique budgétaire fait face également à des risques importants. Ces derniers incluent les chocs macroéconomiques (les plus fréquents), la chute des prix du pétrole ; les garanties implicites et explicites accordées aux entreprises publiques, le système de retraites qui est en déséquilibre financier, les partenariats public-privé et les administrations locales. La prise en compte de ces risques est importante pour non seulement définir la trajectoire de la consolidation budgétaire mais également la bonne évaluation de l’espace budgétaire disponible. Cela est d’autant plus important en Algérie que le secteur public est important (46% dans la formation de la valeur ajoutée) et dispose d’une myriade d’entités publiques (400 EP), plusieurs fonds sociaux, de nombreuses institutions non financières, des banques publiques, une administration postale et des démembrements locaux. Pour faire face à ces défis et risques, des réforme importantes doivent être mises en place dans le cadre d’une stratégie à moyen terme de restauration de la viabilité des finances publiques. Pour les recettes, il s’agira d’éliminer les écarts entre le recouvrement potentiel et le recouvrement effectif. Pour les dépenses courantes, l’objectif est de rationaliser la masse salariale dans le contexte d’une administration plus performante et le poste dépenses en subventions afin de les alléger et mieux les cibler. Concernant les dépenses en capital, la réforme visera à renforcer leur efficience. Ceci implique une amélioration du cadre institutionnel de gestion des projets d’investissement publics. Cette chaîne institutionnelle doit être renforcée de bout en bout, depuis l’idée de projet jusqu’à la réalisation, en passant par les études de faisabilité, la passation des marchés, le suivi physico-financier et le reporting des données en temps opportun. Une bonne coordination des intervenants permettra de réduire les retards et les surcoûts. En outre, il est impératif de ne pas omettre les dépenses récurrentes liées aux projets finalisés dans la planification budgétaire.
Cap sur les échanges interafricains qui prendront départ en janvier 2021. Le secteur bancaire et des assurances est-il prêt pour s’aventurer sur un terrain peut-être déjà conquis ?
Avant de répondre à cette question, examinons quelques statistiques de base. Tout d’abord, sur le plan des échanges commerciaux entre l’Algérie et les blocs régionaux, en termes d’exportations, l’Europe est le premier client (63,7%, dont 57,2% pour l’Union européenne), suivie de l’Asie (17,9%, dont 4,6% avec la Chine), l’Amérique (10,8%), l’Afrique (6,1%, dont 5,9% pour la Tunisie et le Maroc) et l’Océanie (1,5%). Pour ce qui est des assurances, le marché africain est faible en raison de plusieurs facteurs contraignants, inclusion faite du faible pouvoir d’achat, de la hiérarchisation des besoins des ménages, de l’absence de traditions d’assurance et de pratiques actuelles de liquidation qui manquent de clarté. Sans surprise, les statistiques internationales font ressortir : une dépense moyenne en termes d’assurances très faible (inférieure à $100, comparée à environ $3.000 en Europe occidentale) ; un ratio primes d’assurance/PIB (moins de 1%) ; une structure du marché dominée par une dizaine de pays qui concentrent 90% des revenus des assureurs (dont ¾ pour l’Afrique du Sud) ; la présence d’une foule d’intervenants internationaux (plus de 500 compagnies actives dans plus de 50 pays). Une fois la pandémie maîtrisée, le marché des assurances devrait prendre de l’expansion, tirée par la future croissance des pays africains, la structure démographique et l’émergence des classes moyennes dont les besoins en assurance devraient progresser. Finalement, en ce qui concerne le marché bancaire africain, il est évalué à environ $1.500 milliards d’actifs, avec l’Afrique du Nord comme premier marché régional (environ $580 milliards d’actifs et 125 banques), suivie de l’Afrique australe ($459 milliards d’actifs et 176 banques), l’Afrique de l’Ouest ($168 milliards d’actifs et 211 banques) et l’Afrique centrale ($20 milliards d’actifs et 69 banques). Par ailleurs, l’Afrique a le taux de bancarisation le plus faible (18% environ) et la concentration bancaire la plus élevée (71,9%). Pour ce qui est de la rentabilité moyenne des fonds propres, l’Afrique centrale arrive en tête (28,3 %). En conclusion, des potentiels de croissance sont possibles au niveau des échanges commerciaux et des secteurs bancaires et des assurances. Aux opérateurs algériens de les saisir, à condition qu’ils se dotent de stratégies claires de pénétration de marchés déjà fortement investis, de disposer de produits attractifs pour les consommateurs africains, d’adopter des méthodes de gestion modernes et de se tenir prêts à affronter la concurrence internationale.
K. A.
Bio express
Abdelrahmi Bessaha est titulaire d’un doctorat d’État en Sciences économiques (mention très bien et félicitations du jury) et d’un ingéniorat en organisation (organisation et méthodes industrielles et gestion nationale des projets). Après avoir travaillé en Algérie entre 1971-1975 et 1982-1989 dans les domaines diplomatique, académique, industriel, commercial et bancaire, il a rejoint le staff du Fonds monétaire international en juin 1990, où il a travaillé sur de nombreux pays en Afrique, Moyen-Orient, Asie, Europe, Amérique du Sud et Caraïbes avec une focalisation sur les questions liées aux finances publiques, politique monétaire, comptes extérieurs, taux de change, croissance économique, inflation et programmes d’ajustement. Il a aussi participé à de nombreuses missions d’assistance technique en Afrique, Moyen-Orient, Asie, Amérique latine et Caraïbes dans les domaines budgétaire et de la balance des paiements et dette extérieure. Ces dix dernières années, il a beaucoup travaillé sur les pays fragiles et post-conflit, notamment l’Afghanistan, Haïti, l’Érythrée, le Rwanda, le Burundi, le Congo Brazzaville, le Soudan et la République centrafricaine.
M. Bessaha est visiting professeur de stratégie macroéconomique en Algérie à l’ISGP depuis 2018 où il enseigne, entre autres, la programmation financière publique.