Propos recueillis par Karima Alilatene
Zerarka Tahar Cherif, Phd en génie chimique, détenteur d’un E-MBA, cadre dirigeant au Commissariat des énergies nouvelles et au HCR, à Naftec et à Sonatrach, président de l’Autorité de régulation des hydrocarbures… dirigeant actuellement du plus grand groupe du secteur des mines, Manadjim El Djazaïr (Manal), aborde dans cet entretien les évolutions du secteur minier qui a fait le bonheur de ses exploitants depuis l’ère romaine à ce jour. Avant la découverte du pétrole, les richesses minières (marbre, fer) de l’Algérie étaient exploitées et exportées par les différents colonisateurs pour construire les plus célèbres vestiges de leurs pays. Dans cette interview, Zerarka Tahar Cherif analyse les difficultés techniques, les réformes entreprises depuis la nationalisation des mines en 1966 ainsi que les autres entraves d’ordre politique (décennie noire) qui ont fortement impacté l’émergence d’un secteur économique fort employeur et pourvoyeur de matières premières à l’industrie de transformation porteuse de plus-value. Suivons-le…
Les Champions économiques : Le secteur des Mines occupe, depuis peu, une place importante dans l’actualité économique, de ce fait, il est intéressant de donner la parole à un acteur opérationnel et majeur du secteur pour nous présenter l’activité du groupe Manal…
Zerarka Tahar Cherif : Sans trop s’étaler sur l’histoire du secteur minier algérien, l’activité minière est importante en Algérie et remonte au temps des Romains. Pour preuve, la présence de vestiges romains à proximité des gisements de marbre, de minéraux métalliques et autres minéraux de base. Ce n’était pas par pur hasard que les Romains s’installèrent avec leurs casernes à proximité des gisements pour exploiter toutes les richesses minérales qu’ils expédiaient vers l’Italie. Idem pour le colonisateur français.
En effet, la France coloniale aussi n’était pas venue en Algérie pour faire du tourisme. Il y a avait beaucoup d’intérêt, et s’appuyant sur les techniques qui existaient à l’époque, elle avait recouru à l’exploration d’un certain nombre de gisements miniers au nord et au sud du pays, notamment ceux de fer. La Tour Eiffel, par exemple, dont on parle énormément, a été construite avec le minerai de fer de Rouina/Zaccar, wilaya d’Aïn-Defla. Et il n’y a pas que cet ouvrage qui a été réalisé à partir des matières premières algériennes. On trouve le marbre algérien au Vatican, à la Maison-Blanche, aux USA, le Petit palais en France…
Le gisement de marbre blanc à Carrara (Italie) est en phase d’épuisement et son prolongement est celui de Filfila, dans la wilaya de Skikda.
Après l’Indépendance, plusieurs dizaines de mines étaient encore exploitées par les Français, à l’exemple de la mine de plomb-zinc d’El-Abed, à la frontière marocaine, le charbon de Kenadsa, la baryte de Boucaïd, le fer d’Ouenza et de Boukhadra, le phosphate de Djebel Onk… Certains gisements étaient totalement épuisés juste après l’Indépendance. L’exploitation de la mine d’Ichemoul, sur les hauteurs de Batna, a été interrompue juste après le déclenchement de la Révolution de 1954. Nous avons aussi le mercure de Smaïl, du côté d’Azzaba.
L’Algérie est un grand pays, et comme tout grand pays, elle nécessite d’énormes moyens humains, matériels et financiers pour l’explorer. Aujourd’hui, je peux dire que les richesses minérales et le domaine minier de notre pays sont sous-explorés.
Justement, pourquoi le secteur minier n’a pas prospéré comme il se doit et n’a pas pesé sur l’économie algérienne ?
Je vais vous donner des réponses plutôt techniques, voire toutes simples. A l’Indépendance, pendant les premières années, il y a eu la nationalisation des mines en 1966. Pour ceux qui l’ignorent, les premières actions de nationalisation ont touché les mines avant les hydrocarbures. Après l’Indépendance, l’Algérie disposait d’un certain nombre de gisements et gîtes, avec des informations géologiques bien définies et pour certains économiquement rentables. Parmi ces gisements, il y en avait en sous-terrain et d’autres à ciel ouvert. Au début des années 1960, il y avait pas mois de 42 gisements en activité : Aïn-Mimoun, El-Abed, Zaccar, Djebel Onk, Kouif… pour ne citer que ceux-là, en plus de tous les bassins miniers connus, qui sont des sources de richesses que les Français continuaient à exploiter.
Après la nationalisation et par manque de cadres dans le domaine, l’Algérie s’est tournée vers la coopération technique avec certains pays (Europe de l’Est), qui avaient apporté le soutien nécessaire pour le devenir de ce secteur. Il y avait plus de 300 expatriés aux côtés des Algériens. Le plus grand effort a été consacré à la formation et au développement de certains gisements pendant cette période post-Indépendance. Pendant cette période, cette coopération a permis le développement dans différents domaines et l’implantation des jalons dans les maillons de la chaîne de valeur, à commencer par la prospection, l’exploration, l’exploitation et la transformation.
Pour ce qui est de la cartographie du domaine minier algérien, l’effort était relativement limité en raison de l’immensité du territoire et des techniques de prospection qui n’étaient pas aussi évoluées que celles d’aujourd’hui. Avec l’avènement du satellite et des drones pour les travaux d’exploration géophysique aéroportée, le potentiel est aujourd’hui mieux estimé.
50 ans après la nationalisation, aucune avancée n’a été enregistrée…
Certaines avancées ont été enregistrées mais peut être pas au niveau des attentes. L’Algérie n’avait pas suffisamment de moyens pour faire de la recherche minière au lendemain de l’Indépendance. On était partis presque de zéro, malgré le patrimoine minier dont dispose le pays, et avec l’importance de certains gisements qui étaient arrivés à épuisement.
Généralement pour un géologue, l’idée première est de chercher à proximité ou aux environs du périmètre du gisement épuisé afin de trouver encore le même produit ou un coproduit. Et puis,
l’intérêt accordé à ce moment-là au secteur des Mines était équivalent à celui accordé à tous les autres secteurs, alors que celui-ci nécessitait davantage d’efforts et de moyens, au regard de la difficulté technique, notamment de la recherche minière.
Le processus de valorisation d’un gisement minier est long et fastidieux. Il est important de rappeler, qu’avant cet aboutissement, on part d’une anomalie, en passant par un niveau d’information géologique, ensuite d’indice, puis gîte avant d’arriver au gisement techniquement et économiquement exploitable.
Les potentiels ou plutôt les ressources minières sont généralement classées selon des normes internationales qui nécessitent beaucoup d’efforts permettant d’atteindre les réserves exploitables
Selon votre réponse, on arrive à déduire que la difficulté est purement technique…
Il y a la difficulté technique, le temps à consacrer à la recherche minière, les moyens financiers et la continuité. Ce n’est pas une question de volonté. Il faut se mettre dans le contexte d’alors. La fin des années 1960, le baril coûtait 3-4 Usd. L’Algérie recevait quelques royalties. Le pays venait de recouvrer son indépendance. Il y avait des priorités. Il n’y avait pas assez d’argent à injecter ni dans les mines ni ailleurs. Il y avait des priorités. Mais il fallait continuer à faire le travail. Beaucoup d’efforts ont été consentis avec le soutien de coopérants techniques étrangers, notamment dans le développement et la formation, et le reste a été fait par l’effort propre des Algériens.
Chaque décennie enregistre son lot de réformes…
Attendez, il faut toujours remettre les choses dans leur contexte. Au début, la Sonarem avait récupéré les activités du secteur des anciens exploitants. En 1983, avec la restructuration de la Sonarem, il y a eu création de quelques entreprises (Ferphos, Enof, Enamarbre, Enasel…) qui ont repris les activités et gisements selon leur objet social et domaines respectifs. Arrive ensuite la décennie noire qui a fortement impacté le secteur des Mines. Le secteur étant une cible facile, il a été pratiquement déserté par sa ressource humaine, qui dans bien des cas était contrainte à changer de métier ou de quitter carrément le pays. En 2001, le pays s’est doté d’une loi minière qui consacre l’ouverture du secteur minier et exclut l’effort de l’Etat dans la recherche minière. La loi de 2001 était conçue dans le sens où l’attributaire d’une concession ou titre minier doit prendre seul le risque de la recherche.
Les objectifs espérés des réformes prévues n’ont pas été à la hauteur des attentes.
Quel impact a eu cette loi sur Manal ? Avez-vous pris d’autres titres ?
En 2011, le groupe Manal a été créé en substitution à la SGP Somines après le passage du secteur minier marchand par d’autres formes juridiques telles que les fonds de participation et holdings. Pendant la décennie 2000-2010, il y a eu introduction de nouvelles réformes dans les entreprises du portefeuille. Par exemple, Ferphos, Enof et d’autres entreprises publiques n’étaient plus des sociétés qui activaient dans l’opérationnel. Elles-mêmes étaient devenues des holdings qui ont donné naissance à des filiales. Je citerai les cas de Ferphos qui est devenue société mère de Somiphos pour l’exploitation de la mine de phosphate de Djebel Onk Sud, Somifer pour l’exploitation des mines de fer, Sotramines pour le transport du minerai, et détenant une participation dans AMT, société d’exploitation des mines de fer d’Ouenza et Boukhadra en partenariat, et le cas de l’Enof qui a donné naissance à Algran, Bental, Somibar…
Qu’est-ce qui a mû cet émiettement qui a donné naissance à plusieurs entités ?
Les réformes engagées dans les années 2000 visaient la création d’entreprises mixtes sur d’anciennes mines en activité en partenariat en vue du transfert du savoir-faire. Certaines opérations avaient relativement réussi mais cela n’a pas été le cas malheureusement pour d’autres.
Les mines sont la niche des entreprises plus publiques que privées ; êtes-vous de cet avis ?
Les titres et permis sont attribués par adjudication aussi bien aux entreprises publiques que privées. Les sociétés privées nationales se limitaient peut-être aux carrières ou sablières. L’opérateur privé vise un retour sur investissement le plus tôt possible. En général, vous trouvez rarement un opérateur privé national qui va s’aventurer dans un projet complexe (ex : une mine de baryte ou autre minéral industriel) à exploiter en souterrain en raison d’un retour sur investissement qui n’est possible que sur 10 voire 15 ans.
Concernant la performance dans la gestion, la gouvernance et l’adaptation (résistance aux changements), il est plus difficile et long d’implanter ces systèmes dans une grande entreprise que dans une PME.
Revenons maintenant, si vous voulez bien, sur les évolutions du groupe Manal qui regroupe presque toutes les sociétés minières…
Le groupe Manadjim El Djazaïr, en abrégé Manal Spa, est créé par décret présidentiel n° 11-85 du 16 février 2011. Il compte une douzaine de filiales (Agenor, Enor, ORGM, Enamarbre, Somiphos, ENG, Enof, Enasel, MFE et Somifer, ainsi que Ferphos et Ferbat sociétés en liquidation) et des participations dans d’autres joint-ventures (Feraal, WMZ, Soalka, Albaryte, Foraqua, ACU). Le groupe dispose de 92 permis d’exploitation sur 2.400 permis miniers attribués par l’agence des activités minières.
Parmi nos filiales qui relèvent du portefeuille du Groupe, je citerai l’exemple de la société MFE (qui a intégré le groupe en 2018 après une expérience d’un partenariat non réussi), qui opère dans les mines d’Ouenza et Boukhadra, et dont les réserves exploitables sont de l’ordre de 77 millions de tonnes de minerai avec une teneur moyenne de 50% de fer.
Somiphos, la société d’exploitation des mines de phosphates, détient le permis minier d’exploitation du gisement de Djebel Onk Sud. La ressource minière est estimée à 1,2 milliard de tonnes, dont 840 millions de tonnes de réserves exploitables (JORC). Elle dispose d’une capacité de traitement installée de 2 millions t/an de phosphate, d’installations portuaires à Annaba et a assuré également le transport d’une partie du phosphate marchand grâce à une flotte de 50 camions.
L’ORGM est une filiale qui a les compétences pour faire de la recherche géologique et minière. Elle est en charge du programme décennal de recherche minière élaboré par l’Anam après avoir réalisé le programme gouvernemental 2012-2016.
Enfin, l’ORGM répond également aux demandes relevant du domaine de sa compétence, émanant des sociétés du Groupe Manal ainsi qu’aux tiers (Sonatrach, ANRH, autres).
Il faut savoir que c’est l’effort de recherche qui crée la richesse.
Je me limiterai à ces trois de nos filiales détenues à 100%, en activités et je pourrai en parler davantage sur l’ensemble des autres filiales (Enof, ENG, Enasel, Somifer, Enamarbre, Enor, Agenor) et participations en partenariat aussi bien local qu’étranger (Soalka, WMZ, Foraqua, Albaryte, Feraal).
Qu’en est-il depuis le changement de la loi en 2014 ?
La loi 2001 était en vigueur jusqu’à 2014. La loi 14-05 du 24.02.2014 a permis des avancées en apportant des modifications selon les priorités et le contexte.
Justement, la règle 49/51% s’applique, désormais, au secteur ; serait-elle la cause du nouveau frein ?
De mon point de vue, non, bien au contraire. Ce qui rend attractif un domaine minier, ce sont d’autres choses : en général, le climat des affaires, le système fiscal et avantages accordés aux investisseurs, les taxes, les règles et modalités de transfert des dividendes, l’environnement juridique de l’entreprises, la stabilité du cadre juridique et réglementaire, les règles de gouvernance de la société mixte dans laquelle le partenaire aura à détenir une participation…
Généralement, les pactes d’actionnaires sont négociés et abordent tous ces aspects.
Est-ce que tous les gisements sont rentables, et qu’en est-il pour l’Enor ?
Le groupe Manal a intégré et réorganisé en même temps certaines de ses entités depuis sa création. La réorganisation d’un groupe est un processus dynamique qui s’adapte aux mutations et transformations qui interviennent dans le temps. Pour le moment, le groupe détient totalement dans son portefeuille 10 filiales en activité, dont 4 filiales ayant la taille critique économique, 4 filiales de taille moyenne et 2 petites filiales qui sont appelées à évoluer. Par exemple, l’Enof et l’ENG disposent chacune de plus d’une vingtaine d’unités opérationnelles implantées à travers l’ensemble des régions du pays, mais toutes les unités ne sont pas rentables. Certaines unités opérationnelles peuvent rencontrer des difficultés conjoncturelles liées au marché (ex : gel des projets d’infrastructures engagés par l’Etat dans certaines régions du pays).
Pour le cas de l’Enor, créée en 1992, la société a fait l’objet d’un partenariat infructueux avec un lourd passif. Après le départ de notre partenaire, nous avons lancé plusieurs appels à manifestation d’intérêt et tentatives pour mobiliser un partenaire fiable, mais ces actions n’ont pas été concluantes. Avec moins de 3 tonnes par an d’Or métal, les sociétés major spécialisées ne sont pas intéressées. Les gisements dont nous disposons sont considérés comme des gisements moyens. Les réserves exploitables sont Situées plutôt en souterrain, ce qui nécessite un savoir-faire et beaucoup d’investissements.
Pour notre part et afin de redresser la situation, un plan de développement est mis en œuvre pour l’exploitation en souterrain, en partenariat ou seul en ayant recours à l’assistance technique étrangère spécialisée.
Pour relancer l’activité aurifère, le gouvernement vient de lancer, pour la première fois dans l’histoire de notre pays, une opération au profit de micro-entreprises pour l’exploitation artisanale de certains périmètres disposant de ressources aurifères qui affleurent, dans les wilayas de Tamanrasset et Illizi. Le minerai produit par ces entreprises sera vendu aux comptoirs industriels de l’Enor pour être enrichi dans les installations industrielles de l’Enor pour la production de bullions d’or technique, avant d’être traité dans l’unité d’affinage et de conditionnement en lingots d’Agenor.
Globalement, l’ensemble de nos filiales enregistrent des résultats positifs, à part les entreprises Enor et à un degré moindre l’Enamarbre qui rencontrent des difficultés conjoncturelles.
Le groupe est financièrement en bonne santé. Même si l’Enor et l’Enamarbre sont en difficulté financière, elles présentent de bonnes perspectives pour l’avenir.
Des projets d’avenir dans le cadre de la relance du secteur minier ?
Oui on est optimiste avec le programme de relance du secteur minier. D’abord, il y a création d’un ministère dédié au secteur minier. Cela dénote l’importance et l’intérêt accordés par les hautes autorités du pays et notre vision déployée au travers d’axes et objectifs stratégiques adossés à des plans d’actions précis pour chacune de nos filiales. Tout cela nous laisse optimiste pour l’avenir proche de ce secteur.
Pour ne citer que quelques projets issus de nos plans d’actions en cours de réalisation voire inscrits dans le cadre de nos plans de développement, je citerai la valorisation du gisement de plomb/zinc d’Oued Amizour, et les projets des substances utiles (bentonite, baryte, diatomite, dolomie, feldspath, carbonate de calcium), en cours de réalisation pour la production de différents minéraux industriels, les deux projets de valorisation du phosphate du bassin de Djebel Onk, le projet de la nouvelle raffinerie de sel, le projet de valorisation de marbres des gisements en activité dont nous détenons les permis, le projet d’enrichissement du fer de Boukhadra, la poursuite de l’effort de recherche de solutions technologiques pour la valorisation du gisement de fer de Gara Djebilet. Avec la réception, dès 2021, de certains des projets sus-cités, la contribution du secteur minier aura un impact positif certain sur la dynamisation du secteur industriel et l’économie du pays en général.
Quel a été l’impact de la Covid-19 sur le secteur minier ?
Effectivement, à l’instar des autres entreprises du pays, la crise sanitaire engendrée par la Covid-19 nous a perturbés, mais avec le temps, nos filiales se sont adaptées tout en veillant au respect des mesures préventives arrêtées par le gouvernement. A fin juillet, on est à environ 75% de nos objectifs. Mais nous n’avons pas de visibilité pour la suite. Si cette situation devrait se poursuivre, on sera à 60% de nos objectifs annuels.
K. A.